The Boogeyman, catalogue d'exposition, Catapult, Anvers, 2016

Avançant résolument à travers les poussettes du parc, un personnage marche droit vers son but. Son apparence fantasque provoque la surprise chez certain·es. Il porte une capuche évoquant une cagoule, trouée au niveau des yeux et de la bouche. Sur son crâne, quatre couvertures militaires sont roulées et attachées par des ceintures aux boucles métalliques qui scintillent à la lumière. Le caractère surréaliste de sa coiffe se retrouve dans le reste de sa tenue, un mélimélo de styles : une veste militaire en laine dont le col s’évase depuis l’abdomen, et qui sous la ceinture devient une jupe à trois plis. Les poches patchées, la couleur kaki et les couvertures évoquent une image à mi-chemin entre un soldat et un explorateur. Mais ces éléments sont purement esthétiques et référentiels, dépourvus de leurs potentielles fonctions pratiques. La jupe et le pantalon porté en dessous ont été traités à l’aide de javel appliquée à coup de brosses, de brindilles et des doigts. La javel décolore le tissu, créant des formes inspirées de motifs animaux et de tatouages tribaux.

La démarche assurée du personnage contraste avec les déambulations des promeneurs du parc. Instinctivement, iels se décalent et le dévisagent. Certain·es le trouvent amusant, d’autres perçoivent une vague sensation de danger dans son inquiétante étrangeté et gardent leurs enfants près d’elleux. Ses mouvements semblent routiniers, ce qui suggère qu’il est déjà venu ici et pour les mêmes raisons. Sans ralentir ne serait-ce qu’une fois, il s’avance vers un socle dix-neuvième que la majorité des passant·es remarquent à présent pour la première fois. Sur le socle trône une main antique, énorme et élégamment forgée, d’un brun sombre. Elle l’attend. Via des marches ingénieusement dissimulées, le personnage grimpe le socle jusqu’à se retrouver face à l’énorme main. Il s’agenouille, la saisit avec les deux mains, la soulève et y plonge les dents, en fixant tout du long son public ébahi. Ses mouvements sont lents, monumentaux, même gracieux.

Maintenant qu’il est sur le socle, il change. L’assurance majestueuse avec laquelle il a fait son entrée se transforme en une sensibilité qui se retourne contre lui. Plutôt que d’appuyer le prestige du personnage, le socle l’isole. Il est entouré des gens qui le fixent avec surprise et expectative. Cette perspective lui donne la vulnérabilité d’une créature dans une cage transparente, cherchant à se protéger du regard des curieu·x·ses. Avec des gestes mesurés, il mordille la main en chocolat de huit kilos. Il lui faut fournir un gros effort pour parvenir à en arracher un bout. Soudain lassé de cette approche minutieuse, il fracasse la main contre la pierre jusqu’à ce qu’un doigt s’en détache. Des fragments de chocolat pleuvent sur la base du socle. Pendant près de quarante-cinq minutes le personnage s’efforce de manger autant de chocolat que possible. Finalement, il descend du socle et repart par où il est arrivé. Pas un mot n’a été prononcé. Le chocolat qui reste est emporté par les enfants, qui du début à la fin n’ont pas quitté des yeux la scène. Une heure après le départ du personnage, le dernier bout de chocolat a également disparu. Lentement, le socle, vide et froid, semble se retirer dans les buissons en attente de la prochaine apparition du personnage.

Cette performance n’a pas de rythme ou de durée fixe. Elle advient sans prévenir et se termine sans raison, infiltrant silencieusement les gestes quotidiens de l’environnement. En cela elle comporte un caractère fortuit, qui est contrasté par les gestes délibérés du personnage et son attirail précis et élaboré. À l’inverse d’une sculpture sur un piédestal, sa présence, son animation, ses mouvements et son apparence ont un effet direct sur les gens dans le parc. Cette confrontation inattendue les distrait temporairement de leurs préoccupations quotidiennes. Elle les force à improviser une réaction et à spéculer sur d’où vient ce personnage, ce qu’il tente de communiquer, et qui se cache derrière tout ça.

Cette figure se nomme The Boogeyman (Le croque-mitaine). Il s’agit d’un projet de l’artiste visuel Yan Tomaszewski (né en 1984) 1, qui vit et travaille à Paris. The Boogeyman est le fruit d’une recherche sur les spécificités et caractéristiques de la ville d’Anvers. En habitant à Anvers, Tomaszewski a vite entendu parler de la légende de Silvius Brabo. Cette histoire est un fouillis d’éléments d’un conte folklorique du treizième siècle, bien que ses origines populaires n’empêchèrent pas sa récupération dans le but de légitimer le pouvoir du Duché du Brabant  2. La légende évoque un géant nommé Druon Antigoon qui exigeait une taxe de la part de chaque vaisseau qui entrait dans le prospère port d’Anvers. Si un capitaine refusait de payer, Druon Antigoon lui coupait alors la main et la jetait dans le fleuve Scheldt. Tout cela prit fin quand le légionnaire romain Silvius Brabo terrassa le géant 3 et libéra le port. Dans le feu de l’action, Brabo trancha la main d’Antigoon et elle finit au fond de la rivière. Aujourd’hui, la ville d’Anvers fait encore bon usage de la légende dans ses campagnes promotionnelles. Tomaszewski y voyait des références où qu’il aille : la statue devant la mairie sur la Grand-Place 4, la main gigantesque sur la principale artère commerçante 5, et bien sûr les chocolats et biscuits en forme de main dans les pâtisseries et les celles en argent sur le mur du nouveau musée de la ville, le MAS 6.

Avec The Boogeyman, Tomaszewski joint cette fable à un évènement historique au cours duquel des mains furent réellement tranchées, devenant le triste symbole d’une période traumatique. Suite à l’invention du pneu en caoutchouc par John Boyd Dunlop en 1887, la chasse au caoutchouc sauvage dans le soi-disant État Indépendant du Congo démarra avec violence. Léopold II, roi des Belges, proclama une taxe sous la forme d’un quota en caoutchouc qui devait être récolté par la population locale. Des brigades nommées par euphémismes les Sentinelles 7 et la Force Publique 8 étaient en charge de leur collecte. Ces brigades étant elles-mêmes payées selon la quantité de caoutchouc récoltée, la population congolaise vivait sous un régime de terreur. Les officiers blancs exigeaient une preuve que chaque balle déchargée par un soldat avait été utilisée afin de tuer quelqu’un et non « gâchée » à la chasse. Dans plusieurs régions, la preuve standard exigée était la main droite du cadavre. Puisqu’il fallait parfois plusieurs jours voir semaines avant que les sentinelles rejoignent leurs supérieurs, les mains étaient soigneusement fumées à feu doux pour les empêcher de pourrir dans le climat chaud et humide 9. La main coupée devint le symbole de l’exploitation du Congo par Léopold II 10.

La main dévorée par le Boogeyman est à la fois celle du géant Druon Antigoon et celle des victimes congolaises. Le Boogeyman tire sa force vitale du résidu d’un acte héroïque et d’un régime de la terreur. Il n’est entièrement chez lui dans aucune de ces deux histoires ; mais il n’existe pas non plus sans. Son costume met l’accent sur la rencontre entre deux cultures supposément antithétiques : la culture européenne de l’explorateur-exploiteur et la culture des habitants indigènes du Congo. Il en résulte un personnage aux identités multiples qui échappe à une description sans équivoque. Il survit, mais en partie seulement. Une fraction de lui continue à tâtonner dans l’ombre. En nommant son personnage Boogeyman, Tomaszewski l’inscrit dans la tradition de l’ogre, du croque-mitaine : une créature imaginaire telle un spectre, qui terrorise les enfants et leur apprend à se tenir sage et à l’écart de certains lieux dangereux. Pour aider à tracer les limites entre le bien et le mal, l’invention d’une figure punitive sombre et étrange est particulièrement efficace.

Le Boogeyman ne punit pas, il révèle. Il n’est pas une invention, il est réellement là, marchant dans la ville. La main est vraiment en chocolat et chaque semaine, le Boogeyman vient prendre son repas dans le parc municipal d’Anvers. Un jour viendra où il ne sera plus là ; peut-être alors sera-t-il gardé en vie par les gens qui l’ont rencontré et qui raconteront son histoire.


Traduit de l’anglais par Gabriel René Franjou

01
Yan Tomaszewski a participé à un appel à projet international pour le programme de résidence du AIR Antwerpen avec le musée Middelheim et a été sélectionné par un jury parmi les nombreu.x.ses candidat.es. Chaque année, les deux institutions travaillent ensemble à l’occasion du projet d’exposition De Sokkel. À l’initiative de l’association de quartier Klein Antwerpen, deux fois par an le Middelheim invite un.e artiste à créer une nouvelle oeuvre pour le socle du parc municipal d’Anvers, sur lequel figurait auparavant le buste du poète Frans de Cort (1834-1878). Tomaszewski a collaboré avec le styliste Jack Davey pour le costume et avec le chocolatier Günther Watté pour la main.
02
Le nom Brabo est dérivé de Brabant. La légende de Brabo raconte donc l’histoire du nom d’Anvers (Antwerpen, de handwerpen, lancer de main) mais aussi l’histoire du nom du Duché du Brabant.
03
Dans une version de l’histoire, Brabo est assisté par sept jeunes hommes (les zeven schaken) qui souhaitaient se marier et n’avait donc pas les moyens de payer la taxe du géant. On raconte que les zeven schaken sont les ancêtres des sept principales familles nobles d’Anvers.
04
La fontaine de Brabo fut érigée par Jef Lambeaux et date de 1887. La main que Silvius Brabo s’apprête à jeter a servi de modèle pour la main en chocolat. Jef Lambeaux (1852 – 1908) est aussi l’auteur du relief controversé Les Passions Humaines, commandé par Léopold II en 1980 et situé dans un pavillon fermé conçu par Victor Horta dans le Parc du Cinquantenaire à Bruxelles. Jef Lambeaux forme ainsi un lien historique entre la légende de Brabo et Léopold II.
05
Cette main gigantesque fut placée sur la Meir en 1991. Elle fait partie d’une oeuvre intitulée L’écoute (1986), de l’artiste français Henri de Miller. L’œuvre complète est à Paris, proche du Forum des Halles et de l’église St-Eustache. La sculpture originale comprend une tête et une main. L’oreille est tenue dans le creux de la main et tournée vers le sol, afin d’écouter les souterrains parisiens.
06
Le MAS (museum aan de Stroom, musée sur la rivière) a lancé une campagne de financement où les contributeur.ices pouvait sponsoriser une main en argent. Cette campagne aida à lever les trois millions d’euros nécessaires à finir la construction du musée.
07
Les Sentinelles étaient des gardes armés embauchés par des compagnies privées pour récolter le caoutchouc.
08
La Force Publique était l’armée coloniale de L’État Indépendant du Congo (qui deviendra plus tard Le Congo Belge). Elle était responsable de la collecte du caoutchouc dans les territoires royaux.
09
Dans : Congo, een geschiedenis, par David Van Reybrouck, De Bezige bij, Amsterdam, 2010, p.104-105.
10
À partir de 1900, la politique de Léopold II commença à être critiquée internationalement. Des photos circulaient de locaux dont les mains avaient été tranchées encore vivants, dans le but d’économiser des balles, dérober les bijoux en bronze et semer la terreur.
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